Parfois, le plus important dans ce qui se noue entre deux
êtres est contenu dans la façon dont ils se rencontrent. Avec Gerard
Mortier, j’ai eu le sentiment d’une approche d’une rare élégance, digne
du XIXe siècle, dans la manière dont il m’a signalé qu’il voulait me
faire travailler. Rentrant de vacances en Italie, je me vois faire une
chose que je ne fais jamais : je regarde dans ma boîte aux lettres et
j’y trouve une enveloppe de l’Opéra de Paris ! C’est une lettre de son
nouveau directeur Gerard Mortier, dont je n’avais jamais entendu
parler. Je préparais alors Wozzeck d’Alban Berg pour l’opéra de Varsovie. Depuis, je n’arrête pas de me dire : et si je n’avais pas trouvé cette lettre… ?
C’est quand même la classe, quelqu’un qui vous écrit une lettre sans même vous connaître… Tout aussi classe fut notre rencontre à Paris. Nous avons tout de suite su qu’on n’était pas là pour se parler d’opéra, alors on a évoqué Proust durant trois heures d’affilée. Au départ, Gerard Mortier vient vers moi parce qu’il cherche un metteur en scène polonais pour la future création du Roi Roger de Karol Szymanowski, prévue pour la fin de son mandat. Mais une semaine après cette rencontre, il m’appelle et me dit : “Krzysztof, j’ai encore un projet pour vous.” Et cinq mois plus tard : “J’ai un autre projet pour vous.” C’est comme ça que ça a commencé et de fil en aiguille, il m’a inscrit à l’affiche des quatre saisons à venir de l’Opéra de Paris avec Iphigénie, de Gluck (2006), L’Affaire Makropoulos, de Leos Janacek (2007), Parsifal de Wagner (2008), et Le Roi Roger de Karol Szymanowski (2009). L’extraordinaire, c’est que cette rencontre autour de Proust nous avait révélé à quel point on se comprenait et qu’il fallait tout de suite se mettre à l’œuvre.
L’autre extraordinaire, c’est que, lorsqu’ il m’a rencontré, Gerard Mortier ne connaissait rien de mon travail et j’ai appris bien plus tard que c’était Patrice Chéreau qui lui avait parlé de moi à propos de ma mise en scène au théâtre de Kroum d’Hanokh Levin. C’était si généreux de la part de Patrice, qui était d’ailleurs le metteur en scène le plus généreux que j’aie connu.
Avec Gerard Mortier, on a commencé avec Gluck (Iphigénie) et on a fini avec Gluck (Alceste). D’emblée, j’ai senti qu’il me soutiendrait. Car, c’est impossible de travailler et de faire un bout de chemin avec un directeur qui vous a déniché par hasard sans savoir qui vous êtes, si l’on n’a pas la certitude qu’au moment le plus crucial de la création, il sera le premier à prendre votre défense. Et Gerard Mortier a été comme ça dès les premières répétitions d’Iphigénie et jusqu’au bout de notre parcours commun.
Evidemment, ce type d’attitude vous donne envie de faire toujours mieux, de travailler encore, d’aller plus loin avec l’autre. Il était convaincu de l’importance de l’opéra, qu’il ne fallait surtout pas considérer comme un art mort, mais au contraire, qu’il fallait intégrer aux mouvements artistiques de la société dans laquelle nous vivons. Moi, je venais du théâtre et je ne pouvais pas penser autrement l’opéra. C’est sûrement pour ça qu’on s’est tout de suite entendus.
Après Gluck et Janacek, Gerard Mortier a pris un très grand risque, celui de me confier la mise en scène de Parsifal de Wagner, la Bible de tous les fans d’opéra, à moi, un Polonais ! Car c’était lui qui était à l’origine de chaque proposition d’opéra dont il souhaitait me confier la mise en scène. Là est le savoir d’un directeur. Tout son art consiste à faire se rencontrer un chef d’orchestre et un metteur en scène en sachant sur quelle œuvre il pourra les faire dialoguer et ensuite, quels chanteurs et chanteuses peuvent s’accorder avec ce chef et ce metteur en scène. Plus qu’un savoir, c’est principalement ce génie intuitif qui caractérisait la méthode Mortier.
Du reste, je pense que son dernier casting pour Alceste fut celui d’un “crépuscule des dieux”, avec en perspective une évocation de la fin pour chacun de nous. Il se trouve que j’ai 52 ans, l’âge des questionnements sur ma carrière d’artiste. C’est aussi très exactement l’âge de la chanteuse Angela Denoke qui interprète Alceste. Et surtout, cela devint évident lorsqu’on apprit durant les répétitions la maladie de Gerard, avec la terrible certitude de sa fin prochaine. La descente aux enfers d’Alceste a pris tout à coup un tour métaphorique, comme un décalque du réel. On savait dès le début que l’Inferno de l’acte III se devait d’être quelque chose qu’on lui dédierait, qui parlerait de la situation qu’on était en train de vivre, transcendée par l’ultime désir de le voir continuer d’exister.
C’est cette partie qui a posé le plus de problèmes au public de Madrid qui a préféré baisser la tête plutôt que de la regarder et a été la cause principale des huées à la fin de la représentation. Je n’avais pas entendu l’expression d’une telle désapprobation depuis longtemps, depuis Iphigénie à Paris, peut-être… Pourtant, j’avais l’impression d’avoir proposé une mise en scène apaisée, il y a une telle sagesse dans ce personnage d’Alceste qui va en enfer et fait le sacrifice de sa vie par amour.
La dernière image, c’était le corps d’Alceste sans vie, allongé sur le sol. Suite à la mort de Gerard qui n’avait pas pu assister à la première, conserver cette fin m’est devenu impossible. Je ne pouvais pas me contenter de dédier à sa mémoire cette vision d’un corps sans vie abandonné au milieu du plateau. J’étais déjà rentré à Varsovie et c’est au téléphone que j’ai contacté Angela Denoke et les équipes restées sur place pour les convaincre de modifier l’image finale. Pour qu’Angela ne tombe plus, mais sorte du plateau, attirée par la lumière comme le signe de l’espérance d’un ailleurs que je souhaite pour Gerard après sa mort.
C’est quand même la classe, quelqu’un qui vous écrit une lettre sans même vous connaître… Tout aussi classe fut notre rencontre à Paris. Nous avons tout de suite su qu’on n’était pas là pour se parler d’opéra, alors on a évoqué Proust durant trois heures d’affilée. Au départ, Gerard Mortier vient vers moi parce qu’il cherche un metteur en scène polonais pour la future création du Roi Roger de Karol Szymanowski, prévue pour la fin de son mandat. Mais une semaine après cette rencontre, il m’appelle et me dit : “Krzysztof, j’ai encore un projet pour vous.” Et cinq mois plus tard : “J’ai un autre projet pour vous.” C’est comme ça que ça a commencé et de fil en aiguille, il m’a inscrit à l’affiche des quatre saisons à venir de l’Opéra de Paris avec Iphigénie, de Gluck (2006), L’Affaire Makropoulos, de Leos Janacek (2007), Parsifal de Wagner (2008), et Le Roi Roger de Karol Szymanowski (2009). L’extraordinaire, c’est que cette rencontre autour de Proust nous avait révélé à quel point on se comprenait et qu’il fallait tout de suite se mettre à l’œuvre.
L’autre extraordinaire, c’est que, lorsqu’ il m’a rencontré, Gerard Mortier ne connaissait rien de mon travail et j’ai appris bien plus tard que c’était Patrice Chéreau qui lui avait parlé de moi à propos de ma mise en scène au théâtre de Kroum d’Hanokh Levin. C’était si généreux de la part de Patrice, qui était d’ailleurs le metteur en scène le plus généreux que j’aie connu.
Avec Gerard Mortier, on a commencé avec Gluck (Iphigénie) et on a fini avec Gluck (Alceste). D’emblée, j’ai senti qu’il me soutiendrait. Car, c’est impossible de travailler et de faire un bout de chemin avec un directeur qui vous a déniché par hasard sans savoir qui vous êtes, si l’on n’a pas la certitude qu’au moment le plus crucial de la création, il sera le premier à prendre votre défense. Et Gerard Mortier a été comme ça dès les premières répétitions d’Iphigénie et jusqu’au bout de notre parcours commun.
Evidemment, ce type d’attitude vous donne envie de faire toujours mieux, de travailler encore, d’aller plus loin avec l’autre. Il était convaincu de l’importance de l’opéra, qu’il ne fallait surtout pas considérer comme un art mort, mais au contraire, qu’il fallait intégrer aux mouvements artistiques de la société dans laquelle nous vivons. Moi, je venais du théâtre et je ne pouvais pas penser autrement l’opéra. C’est sûrement pour ça qu’on s’est tout de suite entendus.
Après Gluck et Janacek, Gerard Mortier a pris un très grand risque, celui de me confier la mise en scène de Parsifal de Wagner, la Bible de tous les fans d’opéra, à moi, un Polonais ! Car c’était lui qui était à l’origine de chaque proposition d’opéra dont il souhaitait me confier la mise en scène. Là est le savoir d’un directeur. Tout son art consiste à faire se rencontrer un chef d’orchestre et un metteur en scène en sachant sur quelle œuvre il pourra les faire dialoguer et ensuite, quels chanteurs et chanteuses peuvent s’accorder avec ce chef et ce metteur en scène. Plus qu’un savoir, c’est principalement ce génie intuitif qui caractérisait la méthode Mortier.
Du reste, je pense que son dernier casting pour Alceste fut celui d’un “crépuscule des dieux”, avec en perspective une évocation de la fin pour chacun de nous. Il se trouve que j’ai 52 ans, l’âge des questionnements sur ma carrière d’artiste. C’est aussi très exactement l’âge de la chanteuse Angela Denoke qui interprète Alceste. Et surtout, cela devint évident lorsqu’on apprit durant les répétitions la maladie de Gerard, avec la terrible certitude de sa fin prochaine. La descente aux enfers d’Alceste a pris tout à coup un tour métaphorique, comme un décalque du réel. On savait dès le début que l’Inferno de l’acte III se devait d’être quelque chose qu’on lui dédierait, qui parlerait de la situation qu’on était en train de vivre, transcendée par l’ultime désir de le voir continuer d’exister.
C’est cette partie qui a posé le plus de problèmes au public de Madrid qui a préféré baisser la tête plutôt que de la regarder et a été la cause principale des huées à la fin de la représentation. Je n’avais pas entendu l’expression d’une telle désapprobation depuis longtemps, depuis Iphigénie à Paris, peut-être… Pourtant, j’avais l’impression d’avoir proposé une mise en scène apaisée, il y a une telle sagesse dans ce personnage d’Alceste qui va en enfer et fait le sacrifice de sa vie par amour.
La dernière image, c’était le corps d’Alceste sans vie, allongé sur le sol. Suite à la mort de Gerard qui n’avait pas pu assister à la première, conserver cette fin m’est devenu impossible. Je ne pouvais pas me contenter de dédier à sa mémoire cette vision d’un corps sans vie abandonné au milieu du plateau. J’étais déjà rentré à Varsovie et c’est au téléphone que j’ai contacté Angela Denoke et les équipes restées sur place pour les convaincre de modifier l’image finale. Pour qu’Angela ne tombe plus, mais sorte du plateau, attirée par la lumière comme le signe de l’espérance d’un ailleurs que je souhaite pour Gerard après sa mort.
Krzysztof Warlikowski in Les Inrocks
Thank you for introducing this article, which I was not aware of.
ReplyDeleteIt is very interesting to hear that it was Chéreau who introduced Warlikowski's "Krum" to Mortier: his works, e.g. "Król Roger", were among the most important achievements during Mortier era in my opinion.
And here is another comment by Dmitri Tcherniakov (in Russian): http://www.colta.ru/articles/music_classic/2385 who compares Mortier to "Fitzcarraldo" in Werner Herzog's film.
and this one by Bob Wilson is also very heartwarming. https://www.facebook.com/photo.php?fbid=654422234595250
ReplyDeleteInterviews and comments broadcast on Musiq3: http://www.rtbf.be/radio/player/musiq3?id=1903019 by Boesmans, Peter de Caluwe, Dohnányi, Dorny, Foccroulle, Christian Longchamp (dramaturge), Dame Felicity Lott, Mehdi Mahdavi (journalist), Minkowski, Alex Ollé, Schäfer, Tcherniakov and Warlikowski.